L’ensauvagement du Capital, Ludivine Bantigny

Il s’agit d’avoir la rage pour écrire L’ensauvagement du Capital. Il s’agit d’en avoir plus que marre, pour le décrire, l’ensauvagement : qu’on entend, qu’on « lit à longueur de colonnes, de slogans. » Et qu’on ne se trompe pas, cet ensauvagement là, pas celui dont parle l’autrice mais celui des médias, qu’on entend à longueur de journée et qui résonne dans notre tête pour notre peur, il vient de la droite, la droite extrême. L’utilisation débridée du terme, que ce soit par les partis clairement affichés comme hostiles à l’immigration, impunément affichés comme friendly à la suprématie blanche, même s’ils le déguisent, ou encore sans vergogne utilisé non pour discourir mais plutôt harceler sans cesse ce qu’on décrit de notre société comme minorités, qui n’auraient pas leur place dans le beau pays qu’est la France puisqu’ils le tâcheraient de violence, de paresse et de chômage, involontaires qu’il seraient au civisme et à la marche vers le progrès, cet ensauvagement là, qui découle du terme sauvage, dont il est presque inutile de rappeler avec quelle légitimité il a permis les massacres les plus inimaginables, auquel on a ajouté le préfixe « en », suggère qu’il s’agit d’un problème vivant, actif, qui ne connaît pas le repos, et puisque en perpétuel mouvement, dangereux, vient sans cesse nourrir et décorer les discours les plus libidineux sur la sécurité et la tranquillité de l’Europe, des États-Unis. La tranquillité, donc, des deux espaces les plus meurtriers au Monde, des deux espaces supposément les plus avancés au Monde.

Il s’agit donc, que ce soit au moyen de documentaires tels que Exterminez toutes ces brutes, de Raoul Peck, ou encore par le biais de livres tels que celui dont il est sujet ici, de rappeler qui réellement ensauvage, qui meurtrit, qui détruit, et qui, surtout, a ensauvagé depuis toujours, meurtri depuis longtemps, détruit depuis qu’il a jugé qu’il était temps, qu’il était temps que ça rapporte : le Capital. Car elle est bien là, la source du problème, il faut que tout se monnaie. Et si pour piller des continents entiers il est nécessaire de beaucoup d’hommes et de femmes, de main d’œuvre, brandissons alors comme credo la mission évangélisatrice, la mission comme civilisatrice de toutes ces tribus arriérées qui ne connaissent que la primitivité, sauvons-les de leur ignorance, et le tour est joué, on les tuera au nom de Dieu ou de la civilisation puisque, après tout, et disons-le en secret, mais ne lésinons pas sur les moyens pour autant, ils sont assis sur des milliers de ressources dont ils ne sont même pas capables de se servir. Encore une fois, qu’on ne s’y trompe pas : depuis que la richesse existe, il a toujours été question de piller.

Mais puisque, aujourd’hui, piller ne suffit plus et que l’esclavage est interdit, il s’agit également de trouver les moyens les plus ingénieux pour que ça continue de rapporter, il faut que l’argent devienne plus d’argent encore, il faut que l’on colonise non plus les continents, puisqu’on se les est déjà partagé, qu’on continue en toute impunité de les décimer, il faut également coloniser les corps à l’usine, qu’on applique alors dans toute industrie et même service public le Fordisme, qu’on injecte dans tout divertissement la publicité pour aller jusqu’à coloniser les esprits eux-mêmes pour que tout, la totalité de ce à quoi l’on est sujet au cours d’une journée de se confronter, devienne rappel pour consommer. Car dans la compétitivité que représente le Capitalisme, dont le seul, l’unique but, est de toujours grossir, s’élargir, devenir premier, « les capitalistes se mènent entre eux une guerre acharnée et c’est aussi pour ça qu’ils doivent nous l’imposer. » On devient alors non seulement la masse dont il est impossible de se passer pour produire, mais également le nombre qui, exploité déjà pourtant, devient aussi l’objet de toute attention. On l’aura compris, aucune place pour le Sujet. Sous le Capital, tout est objet, ou plutôt le seul, l’unique Sujet, c’est le Capital lui-même, ce qui ne va pas sans rappeler tout totalitarisme.

En bref, le Capitalisme avale tout. Il exploite des populations entières, néglige dans un rapport coût/bénéfices jusqu’aux règles ce sécurité des employé.es, aboutit ainsi à des catastrophes telles que celle du Rana Plaza du Bangladesh, décime les océans et forêts, engloutit tout temps libre qui, propre à la réflexion, ne laisse de place plus que pour le travail, et l’acte de consommer pour seul divertissement. Il empêche le bonheur, saccage l’humain, massacre les espèces animales. En gros, pour son propre bonheur, dont il ne saurait pourtant jouir, pour sa propre survie plutôt, son « illimitation », il éradique toute forme, toute expression de vie dans une planète que nous savons pourtant capable de nourrir le double de sa population actuelle, et où selon Jean Ziegler « chaque enfant mort de faim » est en réalité « un enfant assassiné », assassiné par le Capital.

S’agit-il donc d’éradiquer ce système, même si pour ce faire il faut être prêt à revêtir le rôle de la radicalité ? Complètement. Y a-t-il urgence ? On ne cesse de le crier. Est-ce seulement possible ? Les exemples se multiplient. De la Commune, très chère à l’autrice, aux modes d’alimentation alternatifs tels que le véganisme ou encore à toute forme d’autosuffisance, il semblerait qu’il y ait possibilité d’habiter un monde où « la propriété serait d’usage et non de profit » et où l’on pourrait profiter, donc, au sens humble du terme, de tout ce qui existe d’essentiel et de beau sur Terre, sans la détruire pourtant, sans nous exploiter les un.es les autres pour le seul désir de posséder ; désir qui, par ailleurs, n’engendre rien d’autre que la frustration et ainsi la violence, le mépris et l’humiliation de l’autre, de tout.

Il s’agit donc de dignité. Cette dignité, si l’on veut vivre, il faut la conserver. Cette vie, si l’on tient à l’habiter, à la passer, à la donner, il faut la célébrer et non plus continuer de la remplacer par des formes de paresse, de peur et de servilité. Il s’agit donc de se battre. De résister. Face à l’absurde que représente ce Monde bancal, le seul moyen est de hurler sa révolte, son insubordination pour rester droit, droit comme un être vivant : espiègle et farceur, rieur et amoureux, créateur ou inventif et penseur et littéraire et artisan, chanteur mais timide si déterminé et ambitieux que humble et respectueux, merveilleusement banal alors que parfaitement sensible, chaque trait, dans sa désespérée tentative à nous le rappeler, est le signe que ne nous habite rien d’autre que la vie. Alors, pourquoi ne pas la débarrasser de son poison le plus important ?

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